Newsletter 42 – Grandeur et misères de l’émotionnel

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Emotions Entreprises

La revanche d’un mode d’intelligence trop longtemps ignoré

Conceptualisée en 1990 par les psychologues américains Salovey et Mayer puis popularisée dès 1995 par leur confrère Goleman, l’Intelligence émotionnelle (IE) s’est vite imposée comme une de ces compétences « douces » désormais prisées par les RH.

L’ancien modèle, qui voulait qu’un bon manager était forcément mu par une rationalité sans faille, a sévèrement été battu en brèche[1], puisqu’il a été prouvé qu’une telle rationalité introduit trop de biais dans la prise de décision.

Pour optimiser celle-ci, il faut aussi de cette Intelligence émotionnelle que Salovey et Mayer ont fini par définir comme « l’habileté à percevoir et à exprimer les émotions, à les intégrer pour faciliter la pensée, à comprendre et à raisonner avec les émotions, ainsi qu’à réguler les émotions chez soi et chez les autres ».

Organiser une communauté d’acteurs étant bien évidemment une compétence non seulement technique mais aussi sociale, il est aujourd’hui admis que le manager ne peut plus se permettre d’ignorer le facteur humain. Il gagnera à savoir comprendre le langage non verbal des collaborateurs pour répondre au mieux ici à une forte contrariété et là à un excès d’enthousiasme.

Chacun de nous a d’ailleurs intérêt à gérer son propre temps en y alternant les tâches émotionnellement coûteuses et celles plus neutres.

 

Confusions et dérives de l’émotionnel

On est donc loin de la fin du XIXe siècle où on refusait l’accès des femmes à la faculté de Médecine au nom de leurs émotions prétendument excessives et incontrôlables ! C’est tant mieux.

Cependant, si les émotions ont légitimement retrouvé droit de cité comme composantes essentielles de nos relations, gardons-nous de leur donner les pleins pouvoirs ! L’intelligence émotionnelle consiste à les repérer et les comprendre pour mieux les réguler, pas à laisser libre cours à leur expression brute de décoffrage.

Or, depuis que la numérisation des échanges permet à tout un chacun de s’exprimer à sa guise sur les réseaux sociaux et d’y gratifier ce que bon lui semble, l’émotion y est promue sans réserve et devient un facteur providentiel de buzz, aussitôt repéré par les algorithmes. Les « petites phrases-chocs » des politiques l’illustrent quotidiennement, comme les teasers des fakes news.

Même le réseau pourtant professionnel LinkedIn s’y adonne désormais, valorisant des contenus où l’émotion domine sans réflexion adjointe : s’y étalent – selfies et titres accrocheurs à l’appui, tels que « Fatigué ! », « J’ai honte… », « Pitié, arrêtez de me harceler ! » – des colères et des plaintes appelant à d’immédiates réactions de compassion ou de consolation, qui seront elles aussi produites « sous le coup de l’émotion », sans prise de recul ni mise en perspective, ce qui censure d’entrée tout débat contradictoire sur le bien-fondé du message posté et toute réflexion sur ses possibles conséquences.

 

Entre rationnel/objectif et émotionnel/subjectif, un balancier chahuté

En septembre 2022, le géant chinois de jeux vidéo NetDragon Websoft a confié le rôle de PDG à Tang Yu, « une » robot que l’entreprise a créée pour diriger sa filiale Fujian NetDragon Websoft : présente sur les écrans des collaborateurs, elle contrôle et décide 24 h sur 24 (sans coûter aucun salaire).

En cette fin novembre, Elon Musk vient de racheter Twitter : il a licencié les anciens modérateurs, convaincu que l’Intelligence artificielle les remplacera aisément pour juger de la teneur des messages, ce dont doutent les experts. Trop de rationnel, d’analyse de data ne risquent-t-ils pas de devenir contre-productif ?

Mais le balancier peut tout autant pencher du côté d’un trop d’émotionnel/subjectif tout aussi contre-productif. Les temps qui courent, où tout s’accélère et se réorganise sans cesse, nous poussent à réagir trop vite, sans nous accorder le délai nécessaire à l’administration de la preuve, en préférant l’empirique méthode « test and learn » en aval à une exploration rigoureuse des dispositifs en amont. De plus, cette période post-covid subit toujours le contrecoup déstabilisant de la pandémie : chacun ayant été plus ou moins touché physiquement et/ou émotionnellement de façon consciente ou inconsciente se sent désormais autorisé à formuler ses besoins et nouvelles aspirations.

Les managers sont incités à se mettre à l’écoute, aidés parfois-même par des Happiness Chief Officers qui se voient confier la responsabilité du bonheur au travail.

L’entreprise n’ouvre-t-elle pas une redoutable boîte de Pandore en laissant ainsi croire que tout est possible, même les expressions excessives, plutôt qu’en recadrant le débat autour des faits et de leur analyse réfléchie ?

 

Du bon usage de l’information émotionnelle

N’ignorons pas les émotions – ni les nôtres ni celles de notre entourage –, mais ne cédons pas non plus à leur dictature.

Leur seule émergence ne suffit pas à les authentifier car, si elles peuvent être sources d’une saine dynamique relationnelle, elles agissent souvent comme des parasites propices à toutes les manipulations.

Nous devons sur ce point prendre modèle sur le héros Tintin pour gérer avec efficacité et éthique l’entreprise Moulinsard, où lui seul occupe la juste position entre un bouillant capitaine Haddock aux incessants débordements émotionnels et son indifférent majordome Nestor qui assume avec une rationalité inébranlable ses seules missions techniques. Tintin tient compte des émotions en les faisant passer par le crible de sa raison.

Comme lui, le manager conjuguera ses deux intelligences logique et émotionnelle pour être empathique sans adhérer, être naturel sans impulsivité, être compréhensif avec détachement, être tolérant sans rien perdre de son exigence.  Il conviendra des difficultés ressenties par ses collaborateurs en leur donnant du sens et les convaincra de se dépasser sans les duper.

 

[1]. Cécile Dejoux, Isabelle Dherment-Férère, Heidi Wechtler, David Ansiau et Line Bergery, « Intelligence émotionnelle et processus de décision », in Gestion 2000, 2011/3, vol. 28, pp. 67 à 81.

Pour aller plus loin…

intelligence emotionnelleL’Intelligence émotionnelle. Analyser et contrôler ses sentiments et ses émotions, et ceux des autres, de Daniel Goleman, 2014, J’ai Lu

Le QI d’une personne n’est pas suffisant pour définir son intelligence car il néglige une part essentielle du comportement humain : les réactions émotionnelles. Cette autre forme d’intelligence est la capacité à percevoir, maîtriser et exprimer ses sentiments et ses émotions ainsi que ceux d’autrui. Elle influe sur notre self-control, notre motivation, notre intégrité, mais aussi sur nos relations avec les autres : elle permet de mieux communiquer et analyser notre entourage social ou professionnel. Pour Daniel Goleman, l’intelligence émotionnelle est le meilleur prédicteur de succès et de réussite. En apprenant à accepter nos ressentis, nous développons nos compétences et nos aptitudes.

 

 

la stratégie de l'émotionLa stratégie de l’émotion, de Anne-Cécile Robert, 2018, Lux Québec.

Les émotions dévorent l’espace social et politique au détriment des autres modes de connaissance du monde, notamment la raison. Certes, comme le disait Hegel, « rien de grand ne se fait sans passion », mais l’empire des affects met la démocratie en péril. Il fait régresser la société sous nos yeux en transformant des humains broyés par les inégalités en bourreaux d’eux-mêmes, les incitant à pleurer plutôt qu’à agir. À la « stratégie du choc », Anne-Cécile Robert ajoute le contrôle social par l’émotion, dont elle analyse les manifestations les plus délétères : narcissisme compassionnel des réseaux sociaux, discours politiques réduits à des prêches, omniprésence médiatique des faits divers, mise en scène des marches blanches, etc. Une réflexion salutaire sur l’abrutissante extension du domaine de la larme et un plaidoyer civique pour un retour à la raison.