Newsletter 62 – Secouer sa pensée paresseuse

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pensée paresseuse

 

Nos certitudes nous apportent du confort et de la rapidité, mais elles peuvent aussi limiter la pertinence de notre réflexion et de nos décisions. Sans même nous en rendre compte, nous privilégions souvent les raccourcis intellectuels au questionnement. Prendre le temps d’interroger nos idées, nos habitudes et les informations auxquels nous sommes confrontés ouvre la voie à une pensée plus éclairée et agile.

Le danger des certitudes et de l’entre-soi unanime

On connaît la truculente profondeur de bien des blagues juives, comme celle qui dit : « J’ai une réponse, j’ai une réponse ! Est-ce que quelqu’un a une question ? » On peut la reprendre comme une bienvenue dénonciation de ce qui aujourd’hui menace quiconque se contenterait de ses propres certitudes, vite renforcées par les réseaux sociaux que nous faisons malheureusement plus fonctionner comme des clans d’opinions que comme des tribunes pour débats contradictoires.

Le sociologue Gérald Bronner s’empare de la question dans un cycle de conférences qu’il donne à la Sorbonne, où il est professeur de sociologie. Alarmé par la propagation galopante de fausses informations – qu’il arrive même aux pouvoirs de valider, comme actuellement aux États-Unis –, il met en garde contre cette mise en péril de la démocratie. L’esprit critique auquel il nous appelle est-il encore suffisamment présent dans nos vies, et notamment dans l’entreprise ? Faute d’en faire usage, que risque-t-on dans l’exercice de notre activité ?

 

Le confort du prêt-à-penser

Gérald Bronner promeut le concept de « pensée paresseuse » pour décrire ce biais cognitif qui nous pousse à suivre nos pensées intuitives immédiates plutôt que d’activer notre capacité rationnelle. Tout se passe comme si couvait en nous un « avare cognitif » qui n’a pas trop envie de se fouler la rate. Ce parasite est plus motivé à conforter nos croyances et nos routines qu’à examiner posément les faits et déclencher sa machine à questions. On peut pourtant limiter ses dégâts en se livrant à quelques exercices qui entraînent à mieux évaluer une information et à se méfier des erreurs de raisonnement.

Or l’entreprise est elle aussi un écosystème informationnel dopé par le tout-numérique. Celui-ci est censé nous faciliter l’accès à la connaissance et donc à la réflexion mais peut aussi se figer sous la double tutelle hiérarchique et organisationnelle. De ce fait, nous cédons à la facilité de nous laisser porter par le confortable main stream du prêt-à-penser.

L’exemple de Nokia illustre parfaitement ce phénomène. Dans les années 2000, le géant finlandais dominait le marché des téléphones mobiles. Pourtant, convaincu de sa suprématie, il n’a pas anticipé la transition vers les smartphones à écran tactile. Apple et Samsung ont su capter cette opportunité, tandis que Nokia, prisonnier de ses certitudes et de son inertie, a progressivement perdu sa position de leader, jusqu’à vendre son activité mobile à Microsoft en 2013 (Source Move2Digital).

 

« On a toujours fait comme ça. »

En entreprise peut-être encore plus qu’ailleurs, il faut réagir vite sans avoir pu forcément traiter un précédent flux d’infos particulièrement abondant. Ce devoir d’instantanéité rend alors tentant de se conformer aux analyses consensuelles, aux avis catégoriques et aux jugements hâtifs. Ces commodes raccourcis nous privent de faire le vrai chemin qui garantit la performance, celui qui ose revisiter un sujet en le questionnant à fond.

On omet d’interroger les process, on s’exonère de la nécessaire proactivité qui fournirait la parade à de futurs dysfonctionnements, on prend des décisions machinales… Le fin du fin s’abat quand on se réfugie derrière l’argument suprême : pourquoi faire autrement puisqu’on a toujours fait comme ça ?

C’est précisément cette logique qui a conduit l’industrie automobile européenne dans une impasse. Volkswagen, Mercedes, BMW et Renault ont tardé à s’adapter à la montée en puissance des véhicules électriques abordables, laissant le champ libre à des acteurs chinois plus agiles. Le manque de remise en question stratégique a entraîné des fermetures d’usines en Allemagne et une perte de compétitivité sur un marché en pleine mutation (Source Le Monde).

 

Les impasses du bon sens

Il n’est de pire poison pour tuer l’innovation que cette pensée paresseuse. Face à une direction qui ne sait pas renouveler les modèles de ses décisions stratégiques malgré les évolutions du marché, face à des managers aux grilles de lecture obsolètes ne prenant pas en compte la dynamique propre de chacune de leurs équipes, les collaborateurs s’endorment.

Le bon sens commun prend le pas sur l’audace de problématiser le présent autrement, ce bon sens selon lequel – ne l’oublions jamais – nous vivons sur une terre qui nous semble plate et autour de laquelle nous voyons tourner le soleil… Le risque est double : perte de compétitivité pour l’organisation et désengagement progressif des individus. Une entreprise qui ne cultive pas l’esprit critique devient une forteresse fragile, vulnérable aux changements qu’elle n’a pas su anticiper.

À l’inverse, certaines entreprises font de la remise en question une véritable culture d’entreprise. C’est le cas d’IKEA, qui valorise le principe du renouvellement constant à travers l’une de ses valeurs fondamentales : « Se renouveler et s’améliorer ». L’entreprise affirme que, quoi qu’elle fasse aujourd’hui, elle pourra toujours le faire un peu mieux demain. C’est en relevant des défis jugés « impossibles » qu’elle a rencontré le succès. Cet état d’esprit pousse les collaborateurs à ne jamais considérer une solution comme définitive, mais au contraire à remettre en question les évidences et à rechercher des améliorations continues. Cette dynamique empêche la pensée paresseuse de s’installer et stimule l’innovation à tous les niveaux de l’organisation (Source IKEA)

 

Repérer et bousculer les dogmes internes à soi et à l’entreprise

La culture de la remise en cause des préjugés ne se développe que si l’entreprise l’érige en valeur-phare. Il faut inciter au questionnement, encourager ses subordonnés à la confrontation d’idées, dégager du temps pour partager de la pensée complexe.

À titre individuel, chacun peut faire l’effort d’aller vers le collègue qui n’adhère à ses points de vue pour mettre ses propres certitudes à l’épreuve de l’échange. Ne pas être confirmé dans ses convictions parce qu’on prend en compte de nouveaux arguments valables qui nous obligent à raisonner, c’est à coup sûr écarter ses œillères, élargir son horizon mental et déjouer le risque de la désinformation.

Et vous ? Quand avez-vous pour la dernière fois quitter le mode du pilote automatique, changé d’avis après une réflexion approfondie et osé mettre les pieds dans le plat sur un sujet dont les conclusions semblaient un peu trop vite aller de soi pour tout le monde ?

 

 

 

Pour aller plus loin…

paresseuxCycle de conférences de Gérald Bronner sur « la pensée paresseuse »

Il a lieu sur inscription en ligne, du mardi 4 février 2025 au mardi 13 mai 2025 à l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne, 17 rue de la Sorbonne à Paris. Déjà accessibles les première et deuxième conférences :
« Développer son esprit critique face au monde de la désinformation »

Lien vers la conférence sur YouTube

 

bronner apocalypse cognitiveApocalypse cognitive, de Gérald Bronner, 2021, Presses Universitaires de France, 396 p.

Jamais, dans l’histoire de l’humanité, nous n’avons disposé d’autant d’informations et d’autant de temps libre pour y puiser loisir et connaissance du monde. Nos prédécesseurs en avaient rêvé : la science et la technologie libéreraient l’humanité. Mais ce rêve risque désormais de tourner au cauchemar.

Le déferlement d’informations a entraîné une concurrence généralisée de toutes les idées, une dérégulation du « marché cognitif » qui a une fâcheuse conséquence : capter, souvent pour le pire, le précieux trésor de notre attention.

Nos esprits subissent l’envoûtement des écrans et s’abandonnent aux mille visages de la déraison. Victime d’un pillage en règle, notre esprit est au cœur d’un enjeu dont dépend notre avenir. De la façon dont nous réagirons dépendront les possibilités d’échapper à ce qu’il faut bien appeler une menace civilisationnelle.