Newsletter 15 – Le virus et la solidarité
Au-delà du chagrin devant la perte de ses proches, de la compassion devant celle des autres, de la colère ou de l’indignation devant ce qui aurait pu être mieux fait ou mieux préparé, se répand aujourd’hui un sentiment d’admiration devant la multiplication de comportements de solidarité, que ceux-ci s’exercent dans la sphère personnelle, envers des voisins voire des inconnus, ou professionnelle envers des collègues ou les clients, les usagers, les patients.
La hiérarchie statutaire des professions en est chamboulée. Hier encore, les fonctions les plus hautes, les métiers les plus considérés, étaient les mieux rémunérés, ceux qui exigeaient le plus d’études, ou qui créaient le plus de richesses, ou procuraient le plus de plaisirs.
Aujourd’hui, où l’essentiel a remplacé l’ordinaire et le dérisoire, quels métiers nous paraissent insurpassables ? Ceux qui nous permettent littéralement de vivre, en prenant quelquefois des risques supplémentaires pour les exercer : évidemment le corps médical dans sa totalité extensive, du professeur aux personnels de salles et le corps enseignant qui assure à la fois l’instruction à distance et parfois la garde des enfants des soignants ; mais aussi ceux qui nous nourrissent, en produisant, en transportant, en distribuant, de même que les éboueurs qui préservent la salubrité générale, les petites entreprises, et même les grandes, qui ont redéployé leurs activités vers ce qui est vital, les masques, les réanimateurs, l’oxygène, le transfert des malades…
Ces professionnels ne se contentent pas ici d’exercer leur profession, ils mettent en œuvre une des qualités humaines les plus nobles, la solidarité. En le faisant, ils transcendent leur fonction en agissant pour quelque chose d’autre qu’eux-mêmes, qu’ils considèrent, consciemment ou inconsciemment, supérieur à leur intérêt propre.
La manière dont ces métiers, aujourd’hui essentiels, sont exercés, mobilisant, par pulsion de solidarité, ses membres vers autre chose qu’eux-mêmes, illustre et réalise ce qu’on cherchait à créer, jusqu’à présent, à travers des concepts marketing RH plus ou moins heureux, de valeurs, de mission, de vocation, de sens, que chaque entreprise cherchait désespérément ou opportunément à s’attribuer.
Après ces motivations de solidarité, parfois quasi-sacrificielle, ces comportements de profonde humanité, comment revenir demain à la gestion d’aspirations matérielles, mercantiles ? Comment se résoudre au retour à l’ordinaire voire à la « médiocrité » quand on a pu voir à l’œuvre la tentation du « sublime » ?
Nous aurons une dette morale envers ces gens que nous ne pourrons assumer qu’en essayant de nous en inspirer. Les entreprises et leurs dirigeants ne pourront décemment plus manager, organiser, fonctionner, sans prise en compte de cette aspiration. Elles devront, enfin et effectivement, compléter les raisons de faire et de bien faire par des raisons d’être et de se sentir être. Elles devront donc, pour elles-mêmes, se doter de raisons d’être en ligne et à la hauteur des raisons d’être que leurs collaborateurs aspirent à vivre.
L’expression de cette solidarité d’aujourd’hui est l’émanation d’un besoin de sens, intemporel. On ne peut plus, on ne doit plus revenir au déni de ce besoin de sens constitutif de notre humanité. C’est une exigence morale impérieuse que nous lègue ce coronavirus.
« Nos raisons de vivre – A l’école du sens de la vie », Viktor Frankl, avril 2019
InterEditions – collections Soins et Psy
L’ouvrage reprend une série d’articles où l’auteur expose sa pensée et la force de son approche qui est d’aider l’homme à trouver un sens à sa vie. C’est dans l’horreur d’Auschwitz que ce psychiatre viennois formé par Freud, se confronta à ce qui devait devenir sa pensée propre, qu’il formula sous le nom de logothérapie, de ‘logos’ : sens, signification. Là où Freud parle de désir et Adler de pouvoir, Frankl parle de sens. En logothérapie, la recherche de sens à donner à sa vie l’emporte sur nos pulsions, fondamentales dans la psychanalyse traditionnelle. Chaque sujet doit trouver et se donner une raison d’exister, une raison unique et singulière. Elle seule comble l’exigence existentielle et spirituelle de l’âme humaine…