Newsletter 9 – Évaluation et performance, le facteur intérêt général
Et si l’intérêt général et collectif avait aussi un sens en entreprise
Dans une économie de marché basée sur la saine concurrence, autrement dit sur l’efficacité des meilleurs et la performance individuelle, la notion d’intérêt général peut paraître incongrue. Elle ne l’est pas.
Qu’est-ce que l’intérêt général ?
Dans notre culture républicaine, la notion d’intérêt général est devenue une référence insurpassable, du moins dans les débats d’idées. Evoquée dans les situations réelles, elle peut devenir plus discutable et discutée, ne serait-ce que parce qu’elle recouvre des notions différentes selon les individus qui s’y réfèrent.
Deux conceptions de l’intérêt général peuvent être assez aisément identifiées :
- La première désigne la somme des intérêts individuels des personnes composant le collectif concerné. Dans cette conception, accroître le total des intérêts particuliers suffit à satisfaire à cet intérêt général, que l’on désignera ici comme un intérêt général « restreint » ou intérêt collectif.
- La deuxième acception prétend à une finalité supérieure à la somme des intérêts individuels, parce que d’un autre ordre. Elle repose sur l’idée qu’un intérêt concernant globalement tout le monde est supérieur à la somme des intérêts de chacun tourné vers soi. Invoquer cet intérêt général peut induire de sacrifier tout ou partie des stricts intérêts particuliers ou de les faire passer en second. Cette conception contient de ce fait une dimension relevant de la morale, de la vertu ou de la conscience. On la désignera par le terme d’intérêt général « supérieur ».
Deux concepts qui s’affrontent plus souvent qu’on ne le pense.
On peut illustrer ces deux conceptions par les actualités sociétales et politiques suivantes : l’aéroport de N.-D. des Landes et le mégacentre commercial d’Europacity dans le Val d’Oise.
Dans les deux cas, les partisans du projet invoquent l’intérêt général « restreint » justifié par le gain des gagnants et le dédommagement des perdants. La vision qui domine est largement les intérêts matériels en jeu : emplois, développement économique, etc…
Dans les deux cas, les opposants au projet invoquent un intérêt général « supérieur » : à leurs yeux, des considérations écologiques, sociétales et altruistes justifient qu’on renonce aux avantages matériels et individuels annoncés.
Nous ne nous prononçons pas sur la bonne foi des uns et des autres mais sur la nature de leurs références plus ou moins conscientes et sur la raison de leurs difficultés à s’entendre sur un intérêt général unanimement invoqué, mais avec des significations différentes.
L’entreprise est-elle exemptée de ce débat ou de cette confusion ?
La quasi-totalité des projets d’entreprise reposent sur la préservation ou l’augmentation de la somme des intérêts individuels, par gain net ou par compensation (mesures sociales, indemnitaires, statutaires…). Même quand l’intérêt général de l’entreprise est invoqué, il recouvre de fait celui de ses actionnaires et de ses membres, en commençant par ses dirigeants. Dans ce monde du travail où la gouvernance et le management dominants reposent sur la mise en compétition des individus, la notion d’intérêt général ne peut être que le total des intérêts particuliers.
Et pourtant, l’exigence de la prise en compte d’un intérêt général « supérieur » est là, croissante. Qu’elle émane de jeunes milléniaux ou de collaborateurs expérimentés revenus de la course insensée aux avantages individuels, elle devient prégnante dans une société en souffrance morale et existentielle.
Ceux-là, de plus en plus nombreux, sont prêts à considérer qu’un intérêt général « restreint » peut être moindre, pour peu que cet amoindrissement serve ou concoure à un intérêt général « supérieur ». Ils exigent déjà qu’on ne confonde pas ces deux notions, par ignorance ou par volonté de manipulation.
Les dirigeants se doivent de gérer leur entreprise en affichant une ambition claire et mesurée de préservation ou d’amélioration de l’intérêt général « supérieur », qu’il soit sociétal, écologique et/ou humaniste. Quand ils mènent des projets internes de développement ou de redéploiement visant à accroître l’intérêt collectif des membres de l’entreprise (actionnaires, dirigeants, collaborateurs), celui-ci ne doit plus nuire à l’intérêt général « supérieur ». Les Directions des RH ont là une responsabilité de vigies et de garantes, tant les collaborateurs en sont de plus en plus soucieux.
Dès lors, identifier non seulement l’intérêt général « restreint » de l’entreprise mais aussi l’intérêt général « supérieur » auquel elle souhaite concourir, devient indispensable à l’élaboration d’une vision d’entreprise. Les traduire respectivement dans les objectifs des projets, mais également dans les principes de gestion, de recrutement, de formation, de promotion, de valorisation des collaborateurs, s’impose alors au premier plan des responsabilités des DRH.
Il est urgent de permettre l’émergence de l’intérêt aux autres face à l’intérêt à soi.
Le choix des leaders doit en être une traduction, ainsi que :
- les politiques de mobilité favorisant les carrières transverses, alternant postes fonctionnels et opérationnels,
- des systèmes de rémunération prévoyant des parts variables de plus en plus collectives au fur et à mesure de la progression dans la hiérarchie,
- et une réelle politique de mécénat d’entreprise induisant des temps d’implication offerts aux collaborateurs de tous niveaux.
A ces conditions, l’entreprise pourra aussi être un incubateur d’altruisme.
En Chine, l’intérêt général permet de faire accepter beaucoup de choses
Régulièrement invoqué, il représente à la fois l’héritage de l’histoire politique de ce pays, mais aussi d’une culture de l’entreprise où le collectif prime sur l’individu. Une vision qui se traduit par un management récompensant surtout le travail d’équipe… Parfois au détriment de la reconnaissance individuelle.
En Chine, au-delà même de l’entreprise, la notion d’intérêt général est régulièrement avancée pour justifier telle ou telle décision politique ou économique. L’an dernier par exemple, déjà en pleine guerre commerciale avec les États Unis, les autorités chinoises, qui avaient décidé d’imposer de lourds droits de douane sur le sorgho américain, ont fait machine arrière. Elles ont affirmé que les mesures qu’elles avaient imposées « seraient préjudiciables au consommateur chinois et en tant que telles contraires à l’intérêt général », puisqu’elles renchériraient le coût de la vie. Les taxes perçues ont même été restituées.
Au niveau des entreprises, l’intérêt général supérieur est également régulièrement évoqué par les dirigeants. Né et ayant fait ses études de marketing à Hong Kong, Andrew a choisi au début des années 2000 de partir travailler en Chine continentale, en pleine expansion économique, et où l’on recrutait volontiers des cadres avec son profil et son origine. « J’avais fait de nombreux stages à Hong Kong et j’avais passé deux ans dans une entreprise de commerce international », explique-t-il, « mais nos entreprises sont un peu calquées sur les sociétés anglo-saxonnes. En arrivant à Shenzen, une ville pourtant toute proche où l’on parle la même langue, le cantonais, j’ai pu mesurer les différences… »
« Une nette prédominance des primes collectives sur les primes individuelles »
En fait, parfois assez loin de l’image que nous avons en Occident des entreprises chinoises, les dirigeants se voient généralement en leaders assez paternalistes, tenant un discours très positif. Comme des guides indiquant la marche à suivre pour permettre au collectif de s’accomplir avec une vision à plus long terme que celle que nous avons nous-mêmes le plus souvent. « Si cela ne pose pas de problème à un dirigeant de donner un titre honorifique à un collaborateur, les Chinois y étant très sensibles, les primes surtout sont les bienvenues, car la rémunération est de plus en plus un facteur clé » poursuit Andrew. « On a ainsi vu ces dernières années les sociétés chinoises se doter de véritables politiques en la matière pour tenter de fidéliser la main d’œuvre qualifiée, qui n’hésite pas à changer d’entreprise pour gagner plus. Avec une nette prédominance des primes collectives sur les primes individuelles, alignées sur les résultats généraux plutôt que sur la performance personnelle. »
Faire du pays la première puissance industrielle mondiale à l’horizon 2049
« Le respect de la hiérarchie est assez ancré, et même si les conditions de travail restent difficiles, les salariés acceptent ainsi beaucoup de choses si on leur explique que l’intérêt général est en jeu : celui de l’entreprise, mais aussi celui de la puissance économique de la Chine, car le sentiment nationaliste est tout de même aussi profondément présent », affirme encore Andrew. Le gouvernement chinois l’a bien compris et ce n’est pas un hasard s’il a rendu public le plan « Made in China 2025 », qui au-delà de cette date, fixe pour objectif de faire de ce pays « la première puissance industrielle mondiale à l’horizon 2049 »¹. Objectif en fait déjà atteint, font remarquer la plupart des économistes, mais qui montre la volonté de Pékin d’utiliser le ressort de la fierté nationale, tout en n’oubliant pas de rappeler à cette occasion que cette date sera celle du centenaire de « la République populaire » et que ce plan s’inscrit bien dans la lignée de « l’économie de marché socialiste ». Autant de symboles d’une vision du travail qui se veut bien collective.
« Une certaine forme de poids social »
Julien est un Français qui a passé deux ans comme designer dans une entreprise proche de Canton : « J’ai mis presque six mois à me faire de vraies relations avec mes collègues, le temps de comprendre les codes. Mais quand ils ont commencé à me parler plus librement, leur discours m’a surpris. Ils m’ont expliqué que présenter des idées personnelles, même innovantes et potentiellement créatrices de valeur pour l’entreprise n’était pas forcément bien vu. La notion de collectif est vraiment très ancrée. Chacun est disponible pour le groupe même si on lui demande un travail qui sort du cadre de son poste. Mais il y a aussi cette crainte permanente de « perdre la face » si une idée personnelle est rejetée un peu trop abruptement devant les autres. Ce qui inhibe un peu, voire bride l’esprit d’initiative. Un de mes collègues, qui s’était vu reprocher « publiquement » d’avoir changé un détail dans un projet sans en avoir parlé avant, s’est senti humilié. Il est parti en claquant la porte et n’est jamais revenu. J’ai eu assez vite le sentiment que ce qui faisait la force des entreprises chinoises et qui m’impressionnait beaucoup depuis que j’étais là – la réactivité, la flexibilité, la rapidité – était fortement contrebalancé par une certaine forme de poids social… Avec le risque de ne pas toujours savoir exploiter au mieux la vraie richesse de la compétence des individus ».
-
-
-
-
- Pour aller plus loin : China Corp 2025. Dans les coulisses du capitalisme à la chinoise, de Jean-François Dufour, 2019, Paris, Maxima-Laurent du Mesnil éditeur.
-
-
-
L’intérêt général selon eGoPrism
Avoir le sens de l’intérêt général renvoie d’abord à la moitié droite collective de l’eGoPrism, et même plus particulièrement au périmètre du Commandement, puisque celui de l’équipe valorise plutôt l’intérêt général bien compris… au sein d’un seul secteur restreint. Mais pour bien défendre l’intérêt général au sein d’un grand collectif, encore faut-il le percevoir et c’est le périmètre « conceptuel » de la Vision qui s’y emploie. La moitié haute de l’eGoPrism est donc entièrement requise pour, qu’au bénéfice d’un bon recul sur l’ensemble des dispositifs, chacun puisse voir « depuis les tribunes » le match auquel, en fait, il participe sur le terrain et à la victoire duquel il entend contribuer, tant dans l’entreprise que dans la relation de celle-ci au monde : un pour tous et tous pour un, comme disaient les Mousquetaires !
Il semble aller de soi qu’un potentiel de Transmission mobilisé stimule le sens de l’intérêt général puisqu’il s’emploie à faire comprendre aux équipes qu’elles forment une communauté d’objectifs (là où l’Intégration ne forme qu’une communauté d’affinités). Mais même les cadres dirigeants d’une entreprise ont leur spécialité. Il faut donc que la Solidarisation se mobilise également pour percevoir enfin l’écosystème au sein duquel toutes les directions sont interdépendantes et doivent agir de façon solidaire. On constate hélas que ce potentiel tend à se démobiliser en début de carrière des managers, car leur temps trop compté les ramène de force à la poursuite des seuls objectifs partiels qu’ils ont en charge. Il se remobilise en revanche chez les hauts dirigeants contraints de faire avancer tout le monde ensemble en anticipant l’impact des évolutions sociétales.
Et vous, êtes-vous disposé(e) à servir l’intérêt général ? La mobilisation conjointe de votre Transmission et de votre Solidarisation vous dispose à insuffler une pensée positive si fédérative qu’il vous est aisé de convaincre chacun de sacrifier un peu de son intérêt individuel au service de la cause commune. Mais pour que la défense de l’intérêt général ne reste pas un vœu pieux, il faut l’actualiser, ce qui implique de faire converger les points de vue de plusieurs acteurs et décideurs au départ légitimement « egocentrés » sur leurs domaines respectifs. Pour ce faire, on a besoin de la Négociation et de l’Innovation : la mobilisation conjointe de ces deux potentiels incline à développer les échanges entre pôles disjoints pour qu’ils s’entendent. Autrement dit, ils facilitent la conduite de projets transverses, particulièrement indiqués pour éveiller le sens de l’intérêt général, puisqu’ils incitent à relativiser ses propres impératifs en fonction de ceux des autres.
En pratique
Comment mon équipe peut-elle s’ajuster au mieux aux autres équipes pour qu’en bonne interdépendance, nous servions l’intérêt général de notre entreprise ? Voilà ce que serait un fonctionnement solidaire en écosystème, plutôt qu’en silos soumis à une émulation vite dévoyée en rivalité inter-secteurs. Ce questionnement peut s’élargir et l’entreprise se demander alors si elle contribue bien à cet écosystème économique mais aussi humain qu’est la société globale.
Ted talks – Adam Grant : « Are you a giver or a taker ? »
Dans tout lieu de travail, il y a trois sortes de gens : les donneurs, les preneurs et les apparieurs (« matchers »). Le psychologue du travail Adam Grant décrit ces personnalités et propose des stratégies simples pour promouvoir une culture de la générosité et éviter que les collaborateurs les plus individualistes ne prennent plus que leur part du gâteau.
« Cultivez votre intelligence émotionnelle » – les cahiers de la Harvard Business Review
Editeur : Harvard Business Review France – date de parution : 19/09/2019
C’est parce que les émotions sont essentielles, y compris en entreprise, qu’Harvard Business Review France vous propose un nouvel ouvrage entièrement consacré à l’intelligence émotionnelle. Ce concept novateur se définit comme l’habilité à percevoir et à exprimer les émotions, à comprendre et à raisonner avec les émotions, ainsi qu’à réguler les émotions, chez soi et chez les autres. Développer son intelligence émotionnelle permet d’identifier avec précision ses émotions (pour mieux les canaliser) et de décoder celles des autres (pour mieux communiquer). Autant d’atouts indispensables pour renforcer son charisme, développer son intuition et affirmer son leadership ! Quel que soit votre secteur d’activité ou votre fonction, que vous soyez manager ou managé, vous retirerez des enseignements précieux livrés par les plus grands penseurs, théoriciens ou praticiens de cette discipline.
« Hors normes » – Film 2019
Après « Intouchables », Eric Toledano et Olivier Nakache réunissent Vincent Cassel et Reda Kateb pour traduire la difficile réalité qui touche aujourd’hui les associations accueillant les enfants autistes. Une histoire bouleversante qu’ils traitent avec une pointe d’humour. et où il est aussi question de générosité, d’humanité et d’altruisme…