Newsletter 64 – Du KPI au Guanxi : deux visions du travail efficace

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kpi guanxi

 

Et si notre conception occidentale de la performance, fondée sur la rapidité, la visibilité et le contrôle, n’était qu’une option parmi d’autres ? En Chine, l’efficacité s’ancre dans une autre vision du monde, où l’harmonie prime sur l’impact immédiat. Comprendre cette autre grammaire de l’action, c’est s’offrir la possibilité de revisiter le rôle du manager, de l’organisation… et du temps.

La puissance de l’eau, qu’elle soit démesurée ou subtile

Le tsunami qui, en 2011, a ravagé les côtes japonaises à la suite d’un séisme l’a suffisamment démontré : rien n’égale la puissance de l’eau quand elle est déchaînée. Mais également quand elle suit son cours ordinaire, du fait de son incroyable plasticité. « Le vrai pouvoir est comme l’eau : il s’adapte à tout sans résister, et finit toujours par atteindre son but », lit-on dans le Tao Tö King, le célèbre Livre de la Voie et de la Vertu, écrit chinois attribué au taoïste Lao Tseu (VIe ou Ve siècle av. J.-C.).

De tous temps, en Orient comme en Occident, l’élément Eau symbolise notamment les liens affectifs qui nous relient les uns aux autres. Dans leur registre professionnel, ces liens se formalisent en Chine par la notion de « guanxi » : tout individu s’inscrit forcément dans un réseau relationnel qui fonctionne en cercles concentriques, qui vont de la famille à la nation. Selon l’économiste Yadong Luo, professeur en management à l’Herbert Business School de l’université de Miami et auteur de Guanxi Business, « aucune entreprise ne peut véritablement réussir à moins qu’elle ne possède un large réseau de guanxi ».

 

Une autre manière d’évaluer la performance

En entreprise, la mentalité guanxi a d’importantes conséquences sur la façon dont on conçoit les indicateurs clés de la performance (Keys Performance Indicators ou KPI). En Chine, tisser de solides relations interpersonnelles est la condition préalable à la menée de toute ambition. Il faut d’abord trouver sa place dans le groupe et s’y tenir avec justesse.

Le rapport au travail ne repose ni sur l’expression des acteurs ni sur l’intensité visible de leurs actions. La priorité est d’agir en adéquation avec son environnement et de maintenir les équilibres plutôt que de forcer le passage. Chez nous, le leadership est souvent vocal, scénarisé, revendiqué.

Là-bas, il peut être feutré, indirect, construit dans la durée par la loyauté, la retenue et la pertinence du moment. On serait tenté d’y voir une efficacité molle, alors que c’est au contraire une efficacité de stratégie à long terme, relevant presque de l’orfèvrerie : intervenir au bon endroit, au bon moment, avec le bon mot ou le bon silence. Il est même apprécié qu’on se montre discret.

 

Communauté d’appartenance versus communauté d’objectifs ?

Depuis des millénaires, nos différences culturelles nous distinguent par la primauté donnée à l’individu en Occident et au collectif en Chine.

Depuis qu’il a inventé la notion de personne à la fin du XVIIIe siècle – personne qui a enfin des droits et plus seulement des devoirs envers son Dieu et son souverain –, l’Occident a progressivement conçu un management qui valorise le talent personnel et loue sa traduction concrète qu’est l’atteinte des objectifs.

Malgré cette radicale divergence, qu’est-ce qui peut nous inspirer dans le guanxi, qui donne la priorité à la réduction des tensions au sein du groupe, fût-ce au détriment de la prise d’initiative personnelle et de l’indépendance d’esprit ?

En concevant systématiquement l’entreprise, partout et tout le temps, comme une communauté d’objectifs plutôt que comme une communauté d’appartenance (celle qu’on ressent parfois à la machine à café), ne nous privons-nous pas de certains atouts du guanxi ?

 

Travailler pour préserver plutôt que pour transformer

Si les décisions sont lentes à prendre en Chine, du fait de longues consultations, elles sont ensuite très efficaces car tout le monde est parfaitement aligné au moment de passer à l’action.

Si, quant à nous, nous voulons décider vite et bien, c’est parce que nous nous focalisons sur la transformation, au prétexte que la concurrence est devenue mondiale, que le numérique révolutionne tout, que les marchés fluctuent plus que jamais.

Le guanxi du management chinois mise plutôt sur la stabilité du réseau tissé et c’est d’y avoir contribué qui est jugé méritoire. Il éviterait ainsi bien des travers de notre fonctionnement occidental : la tension, l’usure, la pression constante, la violence des rapports de force explicites. S’effacer individuellement au profit du groupe, réduire sa résistance personnelle pour que tout coule comme de source, économiserait beaucoup d’énergie qu’on peut mettre au service du cap fixé.

 

À chaque système son talon d’Achille

Management chinois, management occidental, chacun souffre de ses dérives.

Celles du guanxi, peuvent se retrouver dans la corruption, le népotisme, le poids de la dette morale dont on est éternellement redevable. Nous ne serions guère enclins à le supporter, pas plus que l’organisation hyper-hiérarchisée chinoise.

Mais quelles sont les dérives de notre propre système, quand il confond vitesse et précipitation et envisage la conquête sur le seul mode épique du combat ? À force de trop d’émulation entre les individus, ne générons-nous pas des rivalités toxiques et ne risquons-nous pas d’humilier nos interlocuteurs par notre opposition trop frontale ? En omettant d’établir la confiance avant de passer contrat, ne nous privons-nous pas de partenariats durables et d’efficacité à long terme ?

 

Et vous, voyez-vous vos collègues comme une des communautés de votre vie contribuant à votre stabilité intérieure ? Avez-vous déjà envisagé qu’un collaborateur peu démonstratif puisse pourtant être stratégiquement essentiel ? Vous arrive-t-il d’investir dans l’harmonie de l’équipe plutôt que dans l’affirmation de soi et veillez-vous bien à ne jamais faire perdre la face à personne ?

 

Pour aller plus loin…

Traite de lefficaciteTraité de l’efficacité, de François Jullien, 2002, Le livre de Poche, 256 p.

D’où nous vient l’efficacité ? Comment la penser sans construire un modèle à poser comme but, donc sans passer par le rapport théorie-pratique, et hors de tout affrontement héroïque ? À la difficulté européenne à penser l’efficacité s’oppose l’approche chinoise de la stratégie. Quand l’efficacité est attendue du « potentiel de la situation » et non d’un plan projeté d’avance, qu’elle est envisagée en termes de conditionnement et non de moyens  à fin de transformation et non d’action, de manipulation et non de persuasion, alors « l’occasion » à saisir n’est plus que le résultat de la tendance amorcée, et le plus grand général ne remporte que des victoires « faciles », sans même qu’on songe à l’en « louer ».

L’auteur appelle « fonds d’effet » ce dont nous vient cette efficacité sans dépense, et qui ne rencontre pas de résistance. Il nous conduira à concevoir une stratégie qui serait de l’efficience plus que de l’efficacité. Car l’effet est d’autant plus grand qu’il n’est pas visé, mais découle indirectement du processus engagé, et qu’il est discret.

 

 

Guanxi businessGuanxi Business, de Yadong Luo, Asia-Pacifi Business Series, vol. 5, 2nd édition, 2007, 412 p. (en anglais)

Le guanxi, ou relations interpersonnelles, est l’une des dynamiques majeures de la société chinoise. Indissociable du monde des affaires chinois depuis plusieurs siècles, il fédère des millions d’entreprises chinoises au sein d’un réseau social et commercial. Toute entreprise, qu’elle soit locale ou étrangère, est inévitablement confrontée à la dynamique du guanxi.

Même dans l’actuelle période de forte évolution économique, le guanxi est plus enraciné que jamais, influençant fortement les comportements sociaux et les pratiques commerciales des Chinois. Face à l’intérêt croissant des universitaires et des praticiens pour le guanxi, cette deuxième édition propose une mise à jour opportune de l’exploration systématique et rigoureuse des diverses questions sociales, économiques, culturelles et commerciales liées au concept et à la pratique complexes du guanxi.