Newsletter 66 – Entre vérité dure et justesse utile : la ligne de crête des managers

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La vérité a-t-elle encore droit de cité ? On peut s’en inquiéter depuis que la révolution numérique a transformé chacun de ses bénéficiaires en émetteur d’informations largement diffusées mais aucunement vérifiées.

Les réputations se font et se défont cruellement sur les réseaux sociaux. Certaines fake news séduisent tant de crédules qu’elles parviennent à les agréger en virtuelle nation de complotistes qui s’activent pour nuire.

La vogue américaine des « faits alternatifs » s’emploie à défaire des vérités scientifiques que l’Occident a laborieusement mises au jour depuis le XVIIe siècle pour tant de progrès émancipateurs.

L’IA crée désormais des propos et des images capables de nous faire croire n’importe quoi. Souhaitons qu’un ordre mondial soucieux de démocratie parvienne au plus vite à la régulation qui s’impose : réhabiliter le rôle indispensable des experts pour qu’ils apposent ou non sur chaque contenu un label authentificateur.

Car, comme disent les Anglosaxons, les faits sont têtus et, même s’il faut forcément les mettre dans la perspective d’une interprétation, nul ne devrait avoir le droit de les déformer à sa guise.

Pour autant, la vérité suffit-elle à mobiliser les humains ? Tout manager sait parfaitement que non. Reste à définir les bornes à l’intérieur desquelles le collectif reste capable de regarder la réalité en face sans se priver pour autant de poursuivre des objectifs motivants.

Dire la vérité en entreprise mais avec justesse

À ceux qui prétendent aujourd’hui que « la vérité, ce n’est plus le sujet », rétorquons qu’elle reste cruciale mais qu’effectivement, « elle n’est pas le seul sujet, elle n’est pas tout le sujet ».

Car à défaut de « dire juste », ça ne passe pas.

Un plan social annoncé sans ménagement peut être pertinent au regard d’un bilan véritable et pourtant déstabiliser durablement le collectif ; à l’inverse, une vision stratégique racontée avec souffle peut mobiliser.

Dire juste en entreprise, c’est dire vrai au bon niveau, au bon moment et pour le bon effet. Tout n’a pas à être dit tout de suite, rien ne doit être dit trop tard.

Les dirigeants avancent donc sur une crête étroite, puisqu’ils doivent résister à deux tentations funestes : celle de « tout balancer » au risque de brutaliser, et celle de se contenter d’une « approximation qui rassure », au risque d’édulcorer.

Loin du storytelling manipulateur, la vérité en entreprise exige une mise en récit responsable sur ce qui est dit et comment on le dit.

 

La crise aigüe convoque la vérité crue

En 2021 les locaux d’OVH à Strasbourg subissent un incendie qui endommage son data center. Immédiatement, son fondateur, Octave Klaba, décide courageusement de twitter en temps réel, spécifiant les secteurs touchés et demandant aux clients d’activer les plans de reprise et de continuité d’activité (disaster recovery).

L’État se saisira de l’incident pour publier un rapport d’enquête avec des recommandations de résilience. Cela a limité les dégâts et offert un retour d’expérience documenté, utile à tous.

Car la vérité, si terrible soit-elle, peut être indispensable à la survie.

Ainsi Duralex a choisi de la dire tôt pour éviter la casse. Face à une facture énergétique intenable, la direction annonce dès septembre 2022 la mise en veille du four pour cinq mois, entraînant un chômage partiel à 95 %, assorti d’un plan de redémarrage et de suivi des stocks pour honorer les commandes. On connaît la suite : une reprise l’année suivante, puis un redressement judiciaire en 2024 qui aboutira à une SCOP. Ici la vérité dure a été explicitée (prix de l’énergie), et assumée, l’horizon de reprise profilé et le premier échec reconnu avec transparence.

 

Une vérité progressive et praticable

En 2021, pour mettre un terme à la pratique du télétravail adopté pendant la pandémie au point de déstabiliser l’entreprise, Capgemini fait l’état des lieux tout en revendiquant l’optimisation des vies professionnelle et personnel de ses salariés.

Son « accord télétravail » pose un cadre chiffré, négocié et réversible, allouant 20 à 70 % de télétravail selon les métiers, avec un processus de validation managériale, un outillage et une communication publique. Ici, « dire juste » a signifié préciser les marges et le calendrier de revue.

Au quotidien, pourquoi tout dire si cela ne change rien à l’action ?

À l’inverse, le manager peut-il taire ce qui blesse si cela évite un dommage immédiat ?

Trois filtres, simples mais exigeants, l’aideront à trancher.

  • L’utilité d’abord : ce que je dis permet-il aux équipes d’agir mieux demain matin, en termes de priorités, de ressources, de délais ?
  • La non-nuisance ensuite : mon message minimise-t-il les effets collatéraux inutiles (rumeurs, peurs, stigmatisation) ?
  • La mobilisation enfin : cette vérité suscite-t-elle l’envie d’y aller, en avançant ne serait-ce que d’un pas, fût-il imparfait ?

Ce triptyque n’autorise ni le mensonge, ni l’édulcoration ; il impose une ingénierie du langage, sorte de thermostat motivant qui régule et engage, par opposition au thermomètre qui ne fait que constater en décourageant.

 

Outiller la justesse pour qu’elle serve efficacement la vérité

La justesse ne s’improvise pas, elle se travaille.

D’abord par des métriques ouvertes qui donnent aux mots un ancrage : délais de livraison, régularité de service, exposition fournisseur, sécurité des données…

Ensuite en facilitant une « contre-parole » lors de réunions où au moins une voix puisse questionner le cadrage, de façon à enlever tout sentiment qu’on raconte trop beau et trop tôt.

Enfin en déroulant le scénario propice qui expose : voilà ce que nous savons, voilà ce que nous ne savons pas encore, voilà ce que nous déciderons selon tel seuil.

L’approximation douce devient alors une étape vers la vérité dure, qui n’aurait pu être assimilée d’entrée.

 

La vérité de chacun envers tous

Le collaborateur aussi a un devoir de vérité vis-à-vis de son entreprise.

Selon le logiciel de certification des diplômes conçu par la startup bruxelloise CV Trust, 25 % des curriculum vitae seraient truffés de mensonges, ce qui entraînerait 135 millions de perte pour les entreprises. Chacun à son échelle est confronté au devoir de dire ce qu’il a constaté et qui met l’entreprise en danger, y compris dans ses défaillances personnelles…

N’oublions pas que la vérité majeure est celle due au client ou à l’usager.

Servier a failli comme l’a avéré le scandale du Médiator et aujourd’hui Nestlé se débat avec le problème de Perrier dont l’eau minérale ne serait plus non filtrée.

À l’inverse, face à la réduflation que dénonçaient les consommateurs, Carrefour a pris le parti de l’honnêteté en signalant dans ses rayons les produits ayant subi des réductions de grammage sans baisse de prix, un an avant que l’État n’en rende l’affichage obligatoire.

 

Et vous ? Votre manière de dire — personnelle, située, assumée — tient-elle ce fil qui, loin d’opposer vérité et efficacité, les fait au contraire dialoguer dans une éthique de l’action : parler pour permettre, dévoiler pour protéger, nommer pour mobiliser, de façon à ne rompre ni la confiance ni l’élan ?

Votre entreprise offre-elle des lieux où « dire dur » devient soutenable parce qu’accompagné d’un plan, d’un calendrier, d’indicateurs utiles ?

Et, très concrètement, quelle vérité pourriez-vous rendre praticable dès cette semaine — ni trop, ni trop peu — pour éviter demain une brutalité inutile ?

 

Pour aller plus loin…

Post-vérité : la crédibilité du discours scientifique à l’heure des « faits alternatifs », de Charles Mercier, Jean-Philippe Warren et Régis Malet, 2025, Presses Universitaires de Rennes, 240 p.

Post-vérité ? Popularisé en 2016, année marquée par le Brexit et la première élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, le mot désigne une configuration politique et médiatique dans laquelle la crédibilité d’un discours repose moins sur son adéquation aux faits que sur sa correspondance avec les croyances et les pulsions émotives d’une partie de la population.

Différentes hypothèses circulent pour expliquer ce phénomène : développement des flux d’informations numériques circulant sans la régulation d’intermédiaires, succès des théories relativistes dans le champ intellectuel, fragmentation en communautés plus ou moins étanches….

Des chercheurs de disciplines variées proposent une lecture globale et inédite d’un des plus grands défis de notre époque et réfléchissent à des solutions pour restaurer la crédibilité du discours scientifique dans le débat public et politique.

 

 

Se dire la vérité en entreprise. Précis à l’usage des managers pour réenchanter leurs équipes, de Jean-Jacques Montlahuc en coll. avec Martine de Scorbiac, 2018, Pearson France, 120 p.

Comment mettre l’intelligence collective des équipes au service de la performance de l’entreprise ? Comment s’appuyer sur les nouvelles générations de salariés qui appellent à un management plus engagé et plus sincère ? Comment créer un climat favorable à la communication et à l’échange véritable en entreprise ?

Fruit d’une expérience de quinze ans et fondé sur des témoignages, cet ouvrage propose une méthodologie efficace pour générer une parole de vérité dans les équipes et la diffuser à la culture de l’entreprise avec, à la clé, des pratiques collaboratives et une organisation plus performante. Après avoir compris les blocages et obstacles qui s’opposent à l’instauration de la vérité au sein des équipes, vous découvrirez les huit principes qui président à la mise en œuvre efficace d’une démarche de vérité, puis les étapes à suivre pour libérer la parole.