Newsletter 67 – Cultiver l’émerveillement : une ressource d’attention qui aiguise la performance

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emerveillement

 

C’est dommage mais c’est comme ça : ce n’est souvent qu’au sortir des épreuves de la vie, grandes ou petites, qu’on ressent soudain soi et le monde comme au premier jour, avec l’attention neuve et vraiment disponible d’un enfant. Alors, notre corps simplement libéré d’une souffrance, un sourire échangé, une fleur au bord du chemin, un fou rire entre amis, la modeste victoire d’un objectif atteint, tout nous émerveille, ce tout qui était pourtant déjà là auparavant mais auquel on ne prenait malheureusement pas garde.


De même, pour peu qu’on en ait été privé par quelque accident de parcours, on réalise combien le travail, certes accaparant et fatiguant, est une bonne maladie quand on le retrouve enfin, porté(e) par assez d’énergie pour être à nouveau motivé(e). Dès lors l’entreprise devrait pouvoir être envisagée comme un territoire où trouver à s’émerveiller. De quoi ? Et qu’est-ce que cela apporterait à chacun et au collectif ?

Porter un regard neuf sur un environnement routinier

Reconnaissons-le : dès que nous maîtrisons notre pratique professionnelle, nous abordons chaque journée comme un temps à contrôler où les surprises ne pourraient être que mauvaises. Comment avoir aujourd’hui ce sentiment d’admiration et d’étonnement alors que notre environnement n’a pas changé d’un pouce depuis hier ? En adoptant un autre regard.

« Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux », écrivait Marcel Proust dans La Prisonnière. Sous pression, notre regard professionnel se rétrécit et, avec lui, la qualité de nos décisions. Remettre l’émerveillement au cœur du travail n’a rien d’une bluette : c’est une discipline d’attention, sobre et exigeante, qui renforce discernement, coopération et engagement, de quoi dynamiser l’entreprise. Pour le moins, dans la gamme de l’humeur qu’on propage, l’émerveillement crée un climat positif contagieux.

 

S’émerveiller d’appartenir à un ensemble

Après tout, chaque collaborateur est bel et bien un élément vital de l’écosystème-entreprise. Comme on s’émerveille du ciel étoilé qui nous inscrit dans l’infini, on peut s’émerveiller d’appartenir à un collectif de travail capable de performer et se convaincre qu’on n’a pas encore fini de faire sa connaissance.

Cette conscience d’appartenance à plus grand que soi est une précieuse clé pour atténuer les tensions interpersonnelles. Selon Matthieu Ricard, le fameux docteur en génétique cellulaire devenu moine bouddhiste, « l’émerveillement mène au désir d’harmonie ». Parce que, face à la nature, elle renforcerait en nous la conscience de l’interdépendance de tout et de tous, cette émotion qui célèbre spontanément la beauté du monde pourrait nous sauver de la folie destructrice dans laquelle nous nous enfonçons.

 

Rendre possible un bref moment de dépaysement en entreprise

Chez Toyota, dans l’atelier comme au siège, quelques rituels sobres font beaucoup. Marche d’observation, visite client ou revue de « pépites », y aller voir par soi-même (genchigenbutsu) ancre la décision dans le réel. Côté relationnel, on cultive l’art de recevoir (omotenashi) par des gestes d’hospitalité qui anticipent l’entente durable et cimentent l’expérience partagée, en interne comme en externe.

Enfin, reconnaître et envisager les erreurs commises dans le cycle de vie d’un projet (hansei) structure une humilité active : même quand ça marche, on formalisera ce qui aurait pu être mieux, sans blâme mais avec plan d’action. Ajoutez des «awewalks» de quartier, « marche d’émerveillement » de quinze minutes, carnet en poche : on en revient avec un regard lavé, et souvent une idée plus simple.

L’émerveillement ne dilue pas l’exigence ; il la cadre. En réduisant le moi tout en accroissant le sentiment d’appartenance, il assouplit les egos et densifie l’écoute — deux leviers qui fluidifient arbitrages, coopérations inter-métiers et décisions en contexte d’incertitude.

 

Se réjouir de la joie des autres

Loin de n’être que le résultat de ce qui nous arrive, la joie de l’émerveillement est d’abord une disposition de l’esprit. Plutôt que de fonctionner en silo émotionnel ou, pire, envier les motifs de satisfaction des autres, on préférera se réjouir de la joie d’un collègue, par exemple au retour de son congé parental, quand il évoque ses dernières vacances enchanteresses ou quand une équipe qui n’est pas la nôtre célèbre son dernier succès remporté. Même brièvement, sachons nous en émerveiller. Entrons dans une de ces réunions réputées chronophages et, au lieu d’en déplorer à l’avance la pesanteur, guettons attentivement le commentaire surprenant dont on fera son miel du jour.

Remettre de l’émerveillement au travail, c’est installer une grammaire de l’attention — culturelle, relationnelle, opérationnelle — qui sert le business autant que l’humain.

 

L’entreprise saura-t-elle favoriser l’émerveillement, plus loin que dans sa version mercantile, à savoir « l’émerveillement client » ? Et vous ? Saurez-vous demain vous comporter comme le santon Lou Ravi de la crèche provençal, celui qu’on disait simple d’esprit mais qui eut le génie d’être le premier à s’émerveiller ? Pouvez-vous instaurer cette semaine un rituel d’attention qui élargisse le regard de vos équipes ? Quelles décisions mériteraient un examen moins bruyant, plus profond ? Et quelle part d’hospitalité pourriez-vous offrir à vos collaborateurs pour qu’ils aient, eux aussi, « d’autres yeux » demain matin ?

 

 

Pour aller plus loin…

Émerveillement, de Matthieu Ricard, 2019, La Martinière, 216 p. dont 150 photos.
S’émerveiller de tout, du rien, du simple, de la feuille, de la brindille, du rocher, de l’eau. Retrouver un regard d’enfant sur la nature, son infiniment grand et son infiniment petit. C’est vers cet émerveillement simple et instinctif, trop souvent enfoui sous les pavés de nos villes et de nos vies, que le moine bouddhiste et photographe Matthieu Ricard nous convie, en paroles et en images.

« L’émerveillement nous élève en invitant dans notre paysage intérieur des états mentaux sereins, vastes et ouverts qui engendrent un sentiment d’adéquation avec le monde… » Il est une incitation au lâcher prise, à la pleine conscience, à savoir apprécier l’instant présent. Il nous emplit de la vaste et émouvante interdépendance des êtres et de la nature. Il nous encourage ainsi à nous transformer et à nous reconnecter, avec respect et bienveillance, à tout ce qui nous entoure.

 

 

Awe: The New Science of Everyday Wonder and How It Can Transform Your Life, de Dacher Keltner, 2024, Penguin Publishing Press, 336 p.

L’émerveillement est mystérieux. Comment quantifier la chair de poule ressentie à la vue du Grand Canyon, ou le trouble profond éprouvé à la vue d’un enfant marchant pour la première fois ? Jusqu’à récemment, il n’existait aucune science de l’émerveillement, ce sentiment que nous éprouvons face à de vastes mystères qui transcendent notre compréhension du monde.

Dacher Keltner, américain d’origine mexicaine enseignant la psychologie à l’université de Californie à Berkeley, propose une enquête approfondie et profondément personnelle sur ce sentiment insaisissable. Dévoilant de nouvelles recherches et examinant son sujet à travers l’histoire, la culture et sa propre vie, il nous montre comment le fait de cultiver l’émerveillement au quotidien nous permet d’apprécier ce qu’il y a de plus humain dans notre nature. À la fois radical et profond, riche d’enseignements éclairants et pratiques, cet ouvrage est un guide pratique pour faire de cette émotion une force vitale dans nos vies.