Newsletter 4 – Face à la tyrannie de la vitesse et de l’instantané : se soumettre ou réagir ?

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Entre « temps long » et « temps court », un enjeu vital : le « temps nécessaire »

Nous le constatons chaque jour : tout va de plus en plus vite. Et nous tentons presque malgré nous de suivre ce rythme effréné, que ce soit sur le plan professionnel ou même dans notre vie personnelle. Sans revenir forcément au « temps long » des temps passés, trouver le juste équilibre est plus que jamais indispensable.

Pendant des millénaires, nous avons dû vivre et travailler au rythme de nos moyens de déplacement et de production, qui n’étaient pas particulièrement rapides. Notre pensée était bien plus rapide, ce qui a pu générer des siècles de frustration et d’impatience. Mais ce « temps long » nous a laissé le temps d’observer, de réfléchir, et nous a probablement permis d’imaginer les innombrables innovations qui ont suivi.
Le « temps long » a désormais cédé la place à un « temps court », générant une impression d’efficacité, mais aussi un sentiment d’impatience, voire d’« urgence ». Tout va vite, et de plus en plus vite : les transports, la communication, la production…Notre pensée est dépassée et surpassée et le sera davantage encore avec la généralisation de l’intelligence artificielle. Cette période peut être vécue comme exaltante, excitante, et nous permet d’expérimenter une foule de nouveautés que nous n’avions souvent même pas imaginées : les smartphones, les réseaux sociaux, les chaînes d’information continue, les enceintes connectées qui répondent – imparfaitement mais immédiatement – à nos questions… Nous prenons indiscutablement du plaisir à cette accélération. Elle génère même une forme d’addiction : ce que le psychiatre Christophe André appelle « accélérite ». Comment en effet ne pas se sentir intensément vivant quand il nous est possible de réaliser davantage et de plus en plus vite, d’être plus réactif, plus agile, multitâches… ?

Le prix de ce plaisir est de l’aliénation donc de la souffrance
Cette accélération permanente requiert sa contrepartie. Chacun peut le constater autour de soi : de plus en plus de personnes se sentent épuisées, soumises à un stress et une pression permanente. Nous sommes devenus dépendants de notre propre suractivité, et otages de la réputation d’efficacité de cette rapidité, symbole de la modernité. Klaus Schwab, Président du Forum économique mondial, l’illustre à sa manière : « Nous sommes passés d’un monde où le gros mange le petit à celui où les plus rapides mangent les plus lents. » Dans notre vie personnelle, il n’est qu’à voir à quel point nous sommes devenus impatients : un métro qui s’arrête deux minutes entre deux stations, un colis ne contenant pourtant qu’un vêtement qui arrive avec 24 heures de retard, un piéton qui met un peu de temps à traverser… Et nous nous sentons agacés, voire énervés, furieux parfois, comme si ce retard était un temps qu’on nous volait au détriment d’autre chose d’essentiel, de quelque chose d’extrêmement important à vivre. Qu’avons-nous donc de si extrêmement important à vivre dans l’instant d’après qui ne puisse supporter un allongement indu de l’instant présent ? Vivons-nous donc des vies si exaltantes, si épanouissantes, si denses, qu’un moment de retard devienne une perte insupportable ?

Le temps de la conscience
Entre le « temps long », de l’impuissance ou de l’indécision et le « temps court », de l’impatience, de l’urgence, du plaisir instinctif, il est indispensable de réhabiliter une forme de « temps nécessaire », celui de la pensée réfléchie, consciente. Même les ordinateurs de Bourse, donnant des ordres d’échange à une vitesse inhumaine, sont programmés aujourd’hui pour se déconnecter quand des impacts trop importants sur les cours sont détectés, afin de permettre à une conscience humaine, réfléchie, lente, de reprendre le contrôle. Il nous faut reprendre le contrôle de nos propres ressources, de notre propre vie. Résister au sentiment d’urgence, qu’on le ressente soi-même ou qu’il soit imposé par son environnement social ou professionnel, nécessite un réel et considérable effort.

Paradoxalement, vivre vite offre une certaine forme de confort. Nous nous laissons porter par le courant. Revenir au contrôle de nous-mêmes et de notre environnement permet de et oblige à se confronter à soi-même et à sa responsabilité envers les autres. Ça peut être difficile et demander du soutien et de l’accompagnement. C’est le prix de notre liberté.

La Chine, le « pays du temps long »


Loin de l’impression qu’elle peut donner généralement, la Chine ne vit ni ne travaille en permanence sur un rythme effréné. La conception du temps y est bien différente, et bien moins dictée par l’urgence que dans la plupart des pays occidentaux.

Toute personne qui ne connaît la Chine qu’au travers des images que nous renvoie la télévision pense d’abord à des foules immenses et pressées, à des usines qui tournent 24 heures sur 24, fabriquant à la chaîne tous les produits manufacturés que notre industrie a abandonnés, à des rythmes de production effrénés pour rafler tous les marchés de la planète… Mais ce « pays continent » vit-il réellement autant dans l’urgence que nous l’imaginons ? C’est sans doute oublier un peu vite que la Chine est aussi la patrie de Confucius, dont l’œuvre est essentiellement consacrée à « l’harmonie des relations humaines », et de Lao Tseu, « le Maître des Sages ». Et son histoire mouvementée n’a pas totalement effacé ses racines philosophiques les plus profondes, y compris dans les strates les moins favorisées de la société.

« En fait, nous aimons prendre notre temps »
Tony Leung est cadre dans une des plus grandes imprimeries du pays, située dans la région de Canton. Originaire de Hong Kong, il est venu travailler en Chine continentale peu après le rattachement de la péninsule en 1997. Il lutte depuis régulièrement contre bon nombre d’idées reçues : « C’est vrai que nous passons beaucoup d’heures au travail et que nous avons beaucoup moins de jours de congés qu’en Europe. Du coup, nos clients occidentaux s’attendent à ce que les choses aillent tout de suite très vite chez nous. C’est mal connaître la mentalité chinoise. Nous avons au contraire besoin de temps pour construire une relation, un partenariat commercial. Une fois cette étape franchie, tout peut aller effectivement très vite, sans doute plus qu’ailleurs, mais le plus souvent nos clients européens et américains ne comprennent pas ce besoin. Ils ne prennent pas le temps de développer une relation personnelle. Ce n’est pas parce que nous passons beaucoup de temps au bureau ou à l’usine que nous vivons en permanence à 100 à l’heure. Nous fonctionnons beaucoup par réseaux, aussi bien sur le plan professionnel que personnel. Et développer son réseau, cela prend du temps. Manger ensemble, boire un verre, apprendre à se connaître… Je sais que ce n’est pas l’image que nous donnons à l’étranger, mais c’est la réalité du travail en Chine : en fait, nous aimons prendre notre temps ».

« Penser le temps comme un cycle qui n’a ni début, ni fin »
Les nombreux retards de délais dans les livraisons confirment de fait ces dires. Toutes les études, notamment les données Hofstede¹ sur les valeurs culturelles mondiales, montrent que le rapport au temps des Chinois est bien un rapport « à long terme ». Pas question de se précipiter, il est préférable d’attendre « le bon moment », en prenant le temps de réfléchir avant de se lancer dans l’action ; d’où une conception également différente de la notion de contrat, par exemple. Pour nous Occidentaux, une fois signés, ces derniers sont immuables. Pour un entrepreneur chinois, ils peuvent être modifiés et renégociés si les circonstances l’exigent. « Les Chinois tendent à penser le temps comme un cycle qui n’a ni début, ni fin », explique Sandra Ganier, spécialiste de la Chine, « tandis que pour les Occidentaux le temps est linéaire et a un début et une fin. » Deux conceptions du temps et de sa gestion qui s’affrontent régulièrement.

Cette confrontation est un enjeu de santé publique, celle des travailleurs. Les autorités chinoises en prennent conscience
Cette réalité donne lieu à un véritable débat depuis quelques mois dans le pays ; débat qui a dérivé vers le temps de travail. Car si celui-ci nous paraît, à nous Occidentaux, déjà très soutenu en Chine, certains estiment aujourd’hui qu’il devrait l’être plus encore. Le premier à avoir lancé le débat est le désormais célèbre Jack Ma, fondateur d’Alibaba, suivi par d’autres grands patrons du Net. Son cheval de bataille ? Le « 996 », soit travailler de 9 heures du matin à 9 heures du soir, 6 jours sur 7. Selon lui, « la plupart des entrepreneurs, artistes, scientifiques et politiques qui ont réussi sont sur un emploi du temps, en pratique, de plus de 996 ».
Les autorités chinoises de leur côté, qui ont longtemps vanté les mérites de l’effort au travail, semblent désormais avoir pris la mesure des risques psycho-sociaux. Un long article du Quotidien du peuple a ainsi récemment expliqué que « le succès ne devait pas se réaliser au détriment de la santé ». Une position confortée par le professeur Zhou Tianyong, de l’université de Finance et d’Economie de Dalian. Ce dernier prône « la recherche d’équilibre entre travail et vie personnelle », sans que l’entreprise « recherche sa compétitivité dans une accumulation d’heures travaillées ».

          1. What about Asia

Les potentiels de l’urgence et du « temps long »


Selon eGoPrism, l’urgence relève des potentiels Actionnels et Relationnels qui inclinent à réagir immédiatement aux situations et aux personnes. Leur mobilisation globale indique d’ailleurs notre degré d’extraversion.
A l’inverse, les potentiels introvertis, Matériels et Sensibles, sont pour ainsi dire obligés de « prendre le temps nécessaire » pour accomplir une tâche jusqu’au bout, tisser patiemment des liens interpersonnels, suivre rigoureusement un process, creuser une question à fond, contrôler le respect de telle contrainte incontournable ou sauvegarder une saine solidarité au sein d’une communauté professionnelle forcément éparpillée.
Or la plupart des managers du secteur marchand présentent une domination du talent Actionnel et Relationnel quand ils ne combinent pas les deux ! Leurs axes caractéristiques sont ceux de la Clientèle (Affirmation et Négociation) et de l’information (Communication et Transmission) qui privilégient l’urgence. C’est dire à quel point le défi de la performance dans un contexte concurrentiel les fait ressembler à ces yamakasi qui parcourent la ville à toute allure en rebondissant instantanément sur les obstacles qui se présentent à eux.
Chez les managers du secteur public, on observe au contraire une tendance de l’eGoPrism à se structurer autour de l’axe de l’Institution (Intégration et Distanciation) et du Service (Spécialisation et Solidarisation) qui privilégient le temps long. Les régimes passent mais les institutions demeurent, avec certes leurs lenteurs administratives, plus souvent dénoncées que n’est encensé leur capacité à garantir à chaque citoyen le respect de ses droits…
Et vous ? Quel(s) potentiel(s) mobilisez-vous quand vous vous accordez une sorte de moratoire face au stimulus qui vous presse abusivement de fournir une réponse immédiate ? S’agit-il de protéger la concentration qui favorise votre productivité (Concrétisation), de ménager des instants conviviaux qui vous ressourcent (Intégration), de pousser votre expertise jusqu’à l’excellence (Spécialisation), de chercher les vraies causes des vrais problèmes jusqu’à trouver les bons leviers à actionner (Intervention), de peser plus longuement vos décisions pour vous assurer de leur pertinence (Distanciation) ou de prévenir les possibles impacts de tel fait local sur votre écosystème professionnel global (Solidarisation) ?

En pratique
Festina lente, hâtons-nous lentement, dit le proverbe latin. Que gagneraient les managers à réviser leur conception du « temps perdu » ? Si habiles soient-ils à déléguer et si propice soit cette délégation pour développer leurs collaborateurs, il reste un temps incompressible, celui de faire concrètement les choses. Or « on fait toujours assez vite ce que l’on fait bien », prônait l’empereur Auguste. Faire une pause dans la conduite du changement, n’est-ce pas la meilleure façon de vérifier que les solutions mises en œuvre correspondent bien aux problèmes qu’elles étaient censées résoudre ? Prendre le temps de manifester de la considération à tel ou telle, n’est-ce pas renforcer le sentiment de fidélité contractuelle et motiver à long terme ? La fameuse vision macro qui permet au manager de vite dégager l’essentiel devrait s’élargir à la capacité de distinguer entre vitesse et précipitation, c’est-à-dire entre ce qui ne peut vraiment pas attendre et ce qui ne vaut pas qu’on brutalise les dispositifs et leurs acteurs, à commencer par soi-même, responsable de son équipe et des risques qu’elle court.

 

Nous avons aimé…

« Cerveau et silence » – Les clés de la créativité et de la sérénité
Michel Le Van Quyen, Editions Flammarion

Pour aller plus loin dans l’importance du temps nécessaire pour se ressourcer, être plus créatif, se soigner.
Septembre 2017 : Michel Le Van Quyen se réveille frappé de paralysie. Surmenage, diagnostique-t-on, avant de prescrire un repos absolu. Au début, cette inaction lui pèse, puis la surprise se produit : le silence dans lequel il est plongé lui fait du bien et l’aide à surmonter la maladie. Il décide alors de mener l’enquête…

 

 

 

 

« Traité de l’efficacité »
François Julien, Editions Grasset

Pour aller plus loin dans la compréhension de la Chine.
« Passer par la Chine est pour moi un moyen, un levier pour questionner. Au fond si j’ai appris le chinois c’est pour mieux lire le grec ». Ainsi François Jullien interroge-t-il notre manière occidentale de penser. Qu’est-ce donc que l’efficacité ? Est-ce le mouvement volontariste qui porte au but recherché ? Ou au contraire, plutôt que de chercher à se pousser, selon la pensée occidentale, est-ce se laisser pousser selon la méthode chinoise ? Ici, deux visions s’opposent : ce que nous découvrons en Chine, c’est une conception de l’efficacité qui apprend à laisser advenir l’effet. Un traité qui questionne notre monde.

 

 

Cultivez la paresse pour renouer avec l’envie de travailler
HBR – Chroniques d’experts Carrière par Michel Lejoyeux

Vous regardez tourner d’un œil morne l’horloge en vous disant que le temps passe vraiment très lentement. Vous trouvez aussi que les dossiers, eux, s’entassent vraiment très vite sur votre bureau. Mais où aller chercher cette belle énergie qui, il n’y a pas si longtemps, vous faisait prendre le chemin du travail en sifflotant ?…

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